Trois hommes à côté d'un détecteur
De gauche à droite : Georges Charpak, Fabio Sauli et Jean-Claude Santiard travaillent sur une « chambre proportionnelle multifils », en 1970. Cette chambre, développée par Georges Charpak en 1968, est une enceinte remplie de gaz comportant des fils de détection parallèles connectés chacun à un amplificateur. Ce dispositif, relié à un ordinateur, permettait d'obtenir un taux de comptage mille fois supérieur à ceux des techniques existantes, sans nécessiter d’appareil photographique. (Image : CERN)

Les progrès de la recherche fondamentale en physique des particules reposent souvent sur la mise au point de détecteurs de plus en plus précis, réagissant de plus en plus vite, couvrant des surfaces toujours plus vastes. Les premiers détecteurs utilisés au CERN ne répondent que partiellement à ces exigences, puisqu’ils reposent essentiellement sur des méthodes photographiques qui ne se prêtent pas à l’étude d’interactions très rares, pour lesquelles il faut sélectionner les quelques événements intéressants sur les millions d’interactions observées. Pour ces études, il faut augmenter considérablement la vitesse de collecte des données.

En 1968, Georges Charpak utilise un système bien connu, le compteur proportionnel, pour construire un nouveau type de détecteur : la « chambre proportionnelle multifils ». Dans un compteur proportionnel, une tension électrique est appliquée aux bornes d'un tube rempli de gaz au centre duquel passe un fil. Au passage des particules, le gaz est ionisé, ce qui déclenche une réaction en chaîne qui génère un signal électrique sur le fil. Ce signal permet de connaître l'emplacement de la première ionisation.

Georges Charpak a l'idée, au lieu d'utiliser un tube et un seul fil, de recourir à une enceinte remplie de gaz équipée de nombreux fils de détection parallèles. Chaque fil est connecté à un amplificateur à transistor et fonctionne ainsi comme un compteur proportionnel indépendant. Ce dispositif, relié à un ordinateur, permet d’obtenir une vitesse de comptage mille fois supérieure à celle des détecteurs de l’époque et une résolution spatiale de l’ordre du millimètre. Un développement ultérieur, la chambre à dérive, atteint une résolution spatiale meilleure encore, de quelques fractions de millimètre. L'invention révolutionne la détection des particules, la faisant entrer dans l'ère électronique.

Actuellement, presque toutes les expériences menées en physique des particules font appel à un détecteur de trajectoire fondé sur les principes des chambres proportionnelles multifils. Cette technique est aussi utilisée dans d’autres domaines, tels que la biologie, la radiologie et la médecine nucléaire.

Témoignage

Les recherches sur les détecteurs en physique des hautes énergies peuvent être une source d’importantes avancées dans d’autres domaines – à condition que des personnes expérimentées aient la liberté d’aborder des problèmes qui ne soient pas directement liés à l’objectif principal de leur laboratoire.
Georges Charpak
Homme à côté d'un détecteur
Georges Charpak (ici en 1978) a reçu le prix Nobel de physique en 1992 « pour l’invention et le développement de détecteurs de particules, en particulier de la chambre proportionnelle multifils ». (Image : CERN)

Georges Charpak arrive au CERN en 1959. Au cours de sa carrière, il travaille sur différentes expériences et met au point de nombreux détecteurs qui auront des répercussions majeures en physique des particules. Il reçoit le prix Nobel de physique en 1992 pour l’invention et le développement de détecteurs de particules, en particulier de la chambre proportionnelle multifils.

« Je n’ai pratiquement jamais démarré l’étude d’un détecteur sans avoir à résoudre un problème pour mes propres expériences ou à surmonter les difficultés auxquelles se trouvait confrontée la communauté dans laquelle je travaillais. Dans les années 1960, l’un de ces problèmes venait des chambres à bulles, les principaux outils en physique des particules, qui rencontraient un seuil de saturation. Avec près de 10 millions de photos prises chaque année, la communauté mondiale de physique des hautes énergies avait atteint le volume maximal de photographies pouvant raisonnablement être traitées par l’œil humain.

D’autres détecteurs, les chambres à étincelles, étaient déclenchés par des détecteurs rapides pour sélectionner des événements noyés dans un flot d’interactions inintéressantes. Cette technique se heurtait pourtant à la même limite de millions d’images à analyser. À ce moment, ayant terminé avec succès l’expérience pour laquelle j’étais venu au CERN, la mesure du moment magnétique du muon, je me mis à réfléchir à une méthode permettant de déterminer la position d’une étincelle dans une chambre à étincelles sans devoir prendre une photographie […].

La révolution des amplificateurs à transistors permit l’émergence d’une nouvelle idée […]. Grâce à l’expérience acquise dans la construction de compteurs proportionnels monofils pour ma thèse de physique nucléaire des basses énergies, je conçus une petite chambre de 10 centimètres sur 10, avec des composants simples qui permettaient à chaque fil de fonctionner comme un compteur proportionnel monofil. En testant la chambre, j’observais des impulsions proportionnelles à l’énergie perdue par les particules traversant le gaz. Plusieurs propriétés ouvraient la voie à des détecteurs innovants : les impulsions détectées sur les fils anodes n’étaient pas produites par les électrons des avalanches mais par le mouvement des ions positifs induisant des impulsions de polarité opposée sur les fils voisins. Le fil collectant l’avalanche d’électrons pouvait ainsi être facilement identifié. Une fréquence d’un million d’impulsions détectées par seconde pouvait être obtenu, soit 1 000 fois plus qu’avec les chambres à étincelles.

Les impulsions avaient un retard de quelques nanosecondes par rapport aux particules initiales, ce qui permettait de mesurer facilement la distance de la trajectoire jusqu’au fil. Cela ouvrit la voie à une autre percée majeure : les chambres à dérive, qui permirent de construire de vastes surfaces de détection avec un petit nombre de canaux électroniques et des précisions de l’ordre de 100 microns. Les impulsions positives induites sur les cathodes permirent de construire des détecteurs bi-dimensionnels essentiels pour localiser les rayons X ou les neutrons.

Je commençais aussi à m’intéresser à l’application des détecteurs à d’autres domaines. En 1974, en collaboration avec le laboratoire de Saclay en France, mon groupe entreprit l’exploration du corps humain avec des faisceaux de particules à haute énergie. Les chambres à fils donnant la position des particules entrantes et sortantes, nous eûmes l’idée de cartographier en trois dimensions la répartition de la densité à l’intérieur d’un corps vivant sans avoir à faire tourner ni la source, ni le corps, ni le détecteur. Après des résultats initiaux satisfaisants, nous arrêtâmes le projet car aucun accélérateur abordable ne semblait se profiler pour cette application.

Toutefois, les recherches sur les détecteurs en physique des hautes énergies peuvent être une source d’importantes avancées dans d’autres domaines – à condition que des personnes expérimentées aient la liberté d’aborder des problèmes qui ne soient pas directement liés à l’objectif principal de leur laboratoire. De précieuses solutions pourront probablement être trouvées dans beaucoup de domaines grâce aux efforts déployés pour construire à faible coût les détecteurs de particules à grande vitesse et extrêmement précis qu’exigera la prochaine génération d’accélérateurs. »

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Cet entretien est adapté du livre « Infiniment CERN » publié en 2004 à l'occasion du 50e anniversaire du CERN. Georges Charpak est décédé en 2010 à l'âge de 86 ans. Pour en savoir plus, lisez cet article du CERN Courier qui lui est consacré (en anglais).